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Discours d’André Chamson à l’Assemblée du Désert, Septembre 1972.
Commémoration de la nuit de la Saint-Barthélemy
Il y a donc aujourd’hui quatre siècles, non pas jour pour jour, mais quatre siècles et dix fois vingt-quatre heures, que la nuit de la Saint-Barthélemy a fait entrer dans l’histoire une sanglante fureur qui ne peut pas être confondue avec les autres fureurs humaines. Au milieu des abominations de la guerre - et de la pire de toutes qui est la guerre civile - ce que la Saint-Barthélemy a d’abominable c’est qu’elle n’est pas un acte de guerre, mais un assassinat, un meurtre collectif, un génocide partiel, froidement déterminé, une boucherie humaine. Cette tuerie est restée jusqu’à nous, et restera, sans doute, jusqu’aux derniers de nos arrière-petits-neveux, l’exemple même de ce que peut, quand elle ne veut plus connaître de limites, la férocité de notre espèce.
Car la Saint-Barthélemy n’est pas un événement isolé, un accident de l’histoire, le délire d’une nuit funeste, mais l’archétype - si l’on ose employer ici ce mot - d’une espèce particulière de massacre. Elle suppose, avant tout, que ceux que l’on veut vouer à la mort soient considérés comme ne faisant plus partie de l’espèce humaine, des hérétiques, des réprouvés qui n’ont plus rien de commun avec ceux qu’on ne peut plus appeler leurs semblables. Ces conditions ont pour premier résultat de paralyser les victimes, si bien que les plus braves d’entre elles ne peuvent que tendre la gorge au couteau de leurs meurtriers.
Il est pourtant de bon ton, à l’heure actuelle, de faire une sorte de silence autour de ce souvenir. C’est supposer que son rappel pourrait offenser inutilement certains de nos contemporains. Je me refuse à croire cette chose possible. Si je pensais que certains hommes sont encore solidaires de ce crime, c’est sur un autre ton que l’on m’entendrait en parler. Mais je ne veux pas croire à une pareille complicité, pas plus que je ne veux imaginer que certains d’entre nous puissent se sentir encore solidaires du ravage du Palatinat par les troupes de Louis XIV, ou même de l’usage aberrant de la torture dans des temps plus proches de nous. Passer sous silence les pires horreurs que des hommes ont été capables d’accomplir, ce n’est pas augmenter les chances de l’humanité, mais donner à ces horreurs la possibilité de renaître, comme par surprise, et sans que nul ait pu les prévoir.
Pour l’honneur des hommes, il faut dire, avant de pousser plus loin, qu’un pareil massacre soulève toujours, au sein même du parti, de la faction ou du clan de ceux qui ont résolu de le commettre, une réprobation dont il faut garder la mémoire. Il en fut ainsi, le 24 août 1572, quand le tocsin de Saint-Germain-l’Auxerrois donna le signal de la tuerie aux princes du sang comme aux bourgeois enrégimentés par le prévôt et les échevins de la ville, aux gentilshommes de la cour royale comme aux coupe-jarrets et aux truands de l’autre cour, que l’on appelait la cour des miracles. A côté des actes les plus affreux de cette noire journée, du mari désignant sa femme à la rage des meurtriers, de la femme faisant égorger son mari, de l’oncle courant à travers la ville pour s’assurer de l’assassinat d’un neveu dont il convoite depuis longtemps l’héritage, des cadavres dénudés, éventrés, mutilés, émasculés devant l’escadron volant des filles d’honneur de la reine mère, il y eut, à Paris même, au centre bouillonnant du meurtre et de la tuerie, quelques rares exemples de charité, quelques mouvements de miséricorde... Mais Paris était fou de la folie de son roi, fou lui-même de toutes les folies de sa famille, " ce roi, non juste roi, mais juste harque-busier ", ce chasseur dément, cet éventreur de sangliers et de biches, qui mit sans doute lui-même la main au carnage... Non, ce n’est pas à Paris qu’il nous faut chercher, dans ces derniers jours du mois d’août, ce qu’il pouvait y avoir d’humanité et de générosité dans le malheureux royaume de France, ni à Paris, ni dans les villes trop proches de la capitale, si proches même que le grand meurtre y eut lieu le même jour, sous l’invocation du même saint, à jamais déshonoré, bien qu’il ne soit en rien responsable de ce qui firent alors les hommes. Pour une fois, au lieu de ne regarder, comme on le fait d’ordinaire, que ce qui s’est passé à Paris, faisons le tour de France de cette boucherie.
Ce n’est certes pas à Meaux qu’il nous faut aller chercher la pitié. Cette ville était un apanage de la reine mère, et elle répondit sans remords à l’appel de Madame la Serpente. A l’heure même où les corbeaux, mangeurs de cadavres, noircissaient les tourelles du Louvre, on y jetait, dans les eaux de la Marne, des centaines de Huguenots et, fait rare au milieu de ces fureurs qui ne laissaient guère de place à la luxure, on y violait, " au pas de la mort ", une vingtaine de femmes, pour parler comme le grand Agrippa d’Aubigné, victime lui-même, depuis des siècles, de son génie épique de la vérité.
Au bord de la Loire, il en va de même à Orléans, un jour plus tard. Le courrier royal apporte déjà, pourtant, des ordres plus modérés et demande seulement que l’on arme les catholiques, sans parler de massacrer les protestants. Mais l’évêque Sorbin pousse ses fidèles au carnage. La municipalité, elle aussi, veut du sang. Elle en aura. Elle en aura même de quoi rougir les eaux du grand fleuve, que d’autres flaques de sang rougiront aussi à Blois, à Tours, à Saumur et, par une étrange dérision, à la Charité, où des bandes d’Italiens, spadassins du duc de Nevers, dépasseront toutes les autres villes par les raffinements de leur cruauté.
Que ce soit vers l’estuaire de la Seine ou vers celui de la Loire, à Rouen, au Havre, à Dieppe surtout, ou à Nantes, la fureur des assassins est parfois tenue en échec par la volonté de quelques hommes, - gouverneurs, maires ou échevins, - comme si la proximité de la haute mer ou de l’océan avait englouti cette fureur dans les abîmes... Mais c’est vers le midi de la France qu’il faut descendre pour trouver vraiment le dégoût de ce vaste meurtre, et le refus hautain d’y participer.
A Lyon, cependant, malgré les efforts maladroits de M. de Mandelot, gouverneur de la ville, la canaille et la bourgeoisie jettent dans le Rhône des centaines de cadavres. Alors périt le compositeur Goudimel, qui fut un des plus grands musiciens de la France. Comme la Seine et comme la Loire, le fleuve descendu des Alpes roule dans ses eaux la chair et le sang des égorgés. Le roi poussera l’humanité jusqu’à les trouver trop nombreux. Il en fera même des remontrances, mais en même temps, il déclarera qu’en Normandie MM. de Matignon et de Carrouges, à Rouen et au Havre et, plus encore, le gouverneur Sigogne à Dieppe, ont été trop magnanimes. Mais qui pouvait alors composer un tableau de chasse capable de plaire à sa Majesté, Grand Veneur attentif à toutes ces curées humaines de la France ?
En poussant jusqu’aux extrêmes limites du royaume, le massacre semble pourtant perdre de sa violence et de sa fureur. Ces variations tiennent peut-être aux caractères divers des peuples de nos provinces. Elles sont aussi le reflet de la volonté débile du roi, tantôt furieux et mettant lui-même la main au carnage, tantôt épouvanté par ce qui venait d’être fait en son nom. Chaque jour qui passe semble le confirmer dans sa résolution de clémence - si l’on peut appeler ainsi son dégoût de l’odeur d’abattoir qui flotte alors sur la France. Mais cette clémence ne sera jamais aussi nette que l’ordre fatal qu’il avait donné en hurlant comme un insensé : " Qu’on les tue tous ! Qu’on les tue tous, et qu’il n’en reste pas un pour venir me le reprocher ! " Malheureux roi, des arrière-petits-fils de tes victimes sont encore de ce monde !
La critique moderne semble bien avoir pénétré le secret de cette nuit monstrueuse et de ces jours de folie, sans toutefois les placer dans leur véritable lumière. Conséquence de l’assassinat manqué de Gaspard de Coligny, préparé par la reine mère, la Saint-Barthélemy fut, sans doute, une improvisation délirante, le renversement brutal de plans depuis longtemps établis. Saluons ici la figure de ce grand seigneur qui était alors le chef du parti de la Réforme, et qui méritait de l’être. L’acharnement de ses ennemis en est une preuve. Le massacre fut donc une improvisation, mais sa réussite avait été assurée de longue date. Il y avait des années et des années que des prédicateurs de la chaire sacrée, des docteurs de Sorbonne et des orateurs de carrefours enseignaient aux foules les plus ignorantes la haine de ceux qui voulaient lire la Bible en français, qui voulaient régler leur vie sur l’évangile, et qui tutoyaient Dieu. Les bûchers, allumés depuis les jours les plus lointains du Moyen Âge et multipliés depuis les premières années du siècle, proclamaient que les hérétiques étaient dignes de tous les supplices et n’appartenaient pas à la communauté des hommes.
Les Grands n’avaient pas besoin de ces excuses. Ils étaient prêts à tuer pour leurs intérêts terrestres. Ainsi donc, des plus importants du royaume à la plus vile crapule, en passant par toutes les sortes d’honnêtes gens, chacun était en paix avec le meurtre des huguenots avant même de le commettre. Plus que les intrigues de Catherine et ses fourberies venimeuses, plus que la décision démente du roi, cette mise en condition de l’esprit public explique le massacre et l’avait rendu inévitable, dans son horreur et son atrocité. C’est là le crime, avec sa marque et son signe particulier. C’est cette longue préparation qui a rendu possible le massacre de vieillards sans défense et de petits enfants qui, jusqu’au moment de mourir, jouaient dans les bras de leurs meurtriers et leur caressaient la barbe. C’est elle qui a fait fouiller du poignard et de 1’épieu dans le ventre des femmes enceintes, et qui a transformé en meurtriers des gamins de dix ou onze ans.
Mais jetons un nouveau coup d’œil sur ces grandes ondes concentriques, pareilles à celles que font des pierres jetées dans un lac, et qui semblèrent porter le massacre jusqu’à nos plus lointaines provinces. Les cadavres de la boucherie de Lyon descendaient le cours du Rhône, tandis que, dans la ville de Vienne, l’archevêque Grimaldi s’opposait à toute violence - bénédictions sur ce Prince de l’Eglise, qui fut un des seuls à agir ainsi ! - alors que, sur la rive droite du fleuve, à travers les montagnes du Vivarais, au pays d’Olivier de Serres, le " massacre parisien " soulevait tous les dégoûts.
Grâce au comte de Tende qui gouverne la Provence, les pays de l’olivier restent presque complètement en dehors de cette tuerie. " Je n’ai pas d’ordre écrit, dit le gouverneur, et même si j’en avais un, je ne lui obéirais pas. " Pendant des jours et des jours, les habitants de la ville d’Arles, le cœur soulevé de dégoût, verront des traînées de sang descendre le fil du Rhône, et n’oseront plus boire de cette eau qui servait pourtant chaque jour à leur besoins domestiques.
Toulouse et Bordeaux tentent d’abord d’échapper à l’horrible contagion. Mais, à Toulouse, c’est grâce à la complicité de certains membres du Parlement que la haute bourgeoisie peut déchaîner le massacre, tandis qu’à Bordeaux, il a lieu en dépit de l’opposition des plus hauts parlementaires. Aucune règle ne semble présider à l’extension ou à la limitation de la tuerie.
" Je n’ai pas trouvé de bourreaux à Bayonne, " aurait répondu aux gens du roi le vicomte d’Orthe, gouverneur de cette ville. " Je n’y ai trouvé que des soldats. " Belle réponse, sans doute mise au point après coup, comme presque tous les mots historiques. Mais si cette phrase ne fut pas dite sous cette forme, elle aurait mérité de l’être, car il n’y eut pas d’égorgeurs à Bayonne. Faisons pourtant une amicale querelle au vicomte d’Orthe. Pourquoi mettre ainsi en cause les bourreaux ? Du nord au midi, la plupart d’entre eux ont refusé de participer à la tuerie. Ce sont des gens qui ne tuent que par décision de justice, et n’y prennent aucun plaisir.
J’ai gardé pour la fin de cette revue, Nîmes, la ville de ma naissance, et ses plus proches voisines. Ni Montpellier, ni Millau n’ont laissé le champ libre aux égorgeurs. Montpellier a été protégée par son gouverneur, et Millau, comme Montauban et Saint-Antonin, villes largement protestantes, ont su assurer leur salut en fermant leurs portes, en veillant sur leurs remparts et en tenant allumée la mèche des arquebuses. Mais c’est Nîmes qui propose alors le plus haut exemple à la France entière. Cette antique cité, trop souvent meurtrie par la rage de ses enfants, trop souvent livrée aux fureurs d’un parti, pour être livrée aussitôt aux fureurs du parti contraire, fut la seule à se déclarer unanimement contre le massacre dont Paris avait donné le sinistre exemple. Ce n’est pas seulement la résolution de son gouverneur Joyeuse qui lui épargna cette honte, comme cela s’était produit en Provence, à Bayonne et à Dieppe, mais l’accord fraternel de l’une et de l’autre factions. Protestants et catholiques s’entendirent alors pour garder ensemble les portes de la ville, et pour les interdire aux troupes du roi. Les catholiques nîmois eurent d’autant plus de mérite à choisir ainsi la paix civile que, quelques années auparavant, dans la frénésie des guerres qui ravageaient alors le royaume, plus de cent cinquante des leurs avaient été massacrés par les protestants, le jour de la Saint-Michel.
Il était juste que leur soit ainsi rendu témoignage, en ce jour qui nous rappelle les horreurs de la Saint-Barthélemy, et dans ces lieux qui évoquent pour nous le martyrologe des combattants et des confesseurs du Désert.
Au moment même où je considère ce morceau sanglant de notre histoire, je sais fort bien, et je n’oublie pas, qu’un certain nombre de nos contemporains, parmi ceux-là même qui se réclament de la Réforme, déclarent hautement qu’ils ne veulent plus se retourner vers ce qui a été notre passé. Ils en tirent même une vanité naïve, comme si le fait d’être sans aïeux pouvait les grandir. Englués dans les problèmes des temps présents, gestionnaires malhabiles de l’éternelle faillite des sociétés humaines, leur nuque raide de doctrinaires les empêche de se retourner vers ce passé, alors qu’un homme doit savoir aller de l’avant en jetant des regards derrière lui sans, pour cela, sortir de sa route.
Puisque les circonstances m’entraînent à considérer ces problèmes, il y a des choses que je veux dire du haut de cette chaire du Désert où, plus que partout ailleurs, celui qui parle a besoin de sentir qu’il va au bout de sa vérité, dans la mesure où ses forces le lui permettent... Oui, il y a des choses que je veux dire, en mon nom personnel, et sans engager qui que ce soit. Je ne sais pas si ces choses seront du goût de tout le monde, mais je suis sûr qu’elles répondront à l’attente de beaucoup de ceux qui m’écoutent.
Tout d’abord, pour que soient bien claires les tendances de ma pensée, je veux affirmer que ce n’est pas ici, en Cévennes, au pays des combattants du Désert, des galériens pour la foi et des fidèles de l’Eglise sous la Croix, que nous avons besoin d’être éclairés sur ce que peut être la recherche de la justice sociale. Le peuple de ces montagnes porte en lui, depuis bien longtemps, le sentiment profond de cette justice, et celui de l’égalité fraternelle qui doit la faire régner entre les hommes. J’ajoute qu’il n’a pas besoin, comme tant d’autres, de se faire pardonner des siècles de complicité avec l’injustice. Ceci dit, je veux ajouter encore qu’il ne me semble pas que l’esprit de la Réforme puisse aboutir à une simple prise de position sur les problèmes des temps présents. Ce ne sont pas les péripéties dérisoires de notre fugace actualité qui peuvent nous entraîner vers les perspectives au bout desquelles il nous sera permis d’entrevoir les rivages lointains de la nouvelle terre promise. On entend bien que ce n’est pas des grands malheurs de ce siècle que je veux parler ici, mais des agitations des dernières années que nous venons de vivre... Toutes ces réflexions m’amènent à dire, en empruntant, pour une fois, une de ces formules dont abuse notre époque, que l’esprit de la Réforme me semble devoir être comme une réformation permanente. Réformation permanente parce que la Réforme ne revient jamais en arrière, ayant puisé sa force aux sources originelles, mais aussi parce que rien n’est permanent qui ne comprenne à la fois le passé, le présent et l’avenir.
Si l’homme protestant, forgé par les persécutions, la résistance et la plongée au fond de lui-même, cet homme qui fut si souvent, par sa loyauté, sa droiture, son courage, et même par ses défauts, comme une tentative de réponse à l’attente du Créateur, si cet homme devait disparaître, ou se trouver amoindri, rapetissé, limé et détourné de lui-même, ce serait un vaste malheur, et comme une perte de substance pour notre pays et le monde.
C’est à cela que pourrait aboutir un certain œcuménisme, non pas celui de l’amour et du respect, mais celui d’une confusion qui tient plus du renoncement que de la conquête spirituelle. L’œcuménisme que nous désirons, c’est celui de ce respect et de cet amour, mais c’est aussi le contraire de l’esprit de la Saint-Barthélemy ; et le contraire de l’esprit de la Saint-Barthélemy, c’est aussi le respect des différences fondamentales. Il ne faut pas qu’une certaine complaisance à renier notre passé permette d’accomplir ce que le fer et le feu n’ont pas pu faire.
André CHAMSON de l’Académie française.