Musée du Désert

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Discours d’André Chamson à l’Assemblée du Désert, Septembre 1975.

Thème : L’esprit du Désert

QU’ÊTES-VOUS ALLÉS VOIR AU DÉSERT ?

Quand on m’a offert de venir parler une fois encore dans ces lieux où j’ai déjà pris si souvent la parole et d’y parler sur le mot de Jésus demandant à ses disciples : " Qu’étiez-vous allés voir au Désert ? " j’ai été frappé comme par un trait de feu et j’ai désiré ardemment pouvoir répondre à cette demande. Elle éveillait en moi toute une suite de résonances, écho faisant vibrer d’autres échos, mais à peine avais-je commencé à réfléchir, lisant et relisant ce qu’il convenait de lire, que je me suis senti précipité dans ma faiblesse. Il est des questions auxquelles il est difficile de répondre, non point tant à cause du sujet qu’elles traitent, mais en raison de la. grandeur de Celui qui les pose. Je vais pourtant tenter de le faire.

Oui ! Qu’étiez-vous allé voir au Désert ? Au Désert ? Mais dans quel Désert ? Le Désert est partout, dans les Écritures. C’est dans les sables et les rochers du Désert que Moïse a conduit le peuple de Dieu vers la Terre Promise. C’est au Désert qu’il lui a fait connaître les Dix Commandements. C’est au Désert qu’il a vu fleurir devant lui le Buisson ardent. C’est au Désert que Jean-Baptiste a annoncé ta venue de Celui qui devait venir. C’est au Désert que la plupart des prophètes ont fait entendre leur voix. C’est au Désert que Jésus fut emmené par l’Esprit pour être tenté par le Démon, et c’est te Christ lui-même qui a demandé à ses disciples : " Qu’alliez-vous voir au Désert ? ". C’est au Désert, enfin, que dans la vision de l’Apocalypse, Saint-Jean nous fait voir la femme enceinte, en proie aux douleurs de l’enfantement, cherchant à échapper au Dragon qui voudrait dévorer son enfant. Que de mystères ! Que de symboles ! Que de choses cachées derrière des évidences ! Que d’évidences révélées derrière des choses obscures ! Quelle signification peuvent avoir tous ces déserts qui ne se ressemblent pas et ne veulent pas dire, sans doute, la même chose ?

Entre tant de Déserts, quelle place nous faut-il faire à celui où nous sommes rassemblés, aujourd’hui. Il est semblable à tous les Déserts que l’on peut trouver dans nos montagnes, semblable à celui que j’ai découvert quand j’étais encore un enfant. Ce désert est devenu pour moi, au long des années, comme une seconde patrie. Il est à la fois le lieu de la communion et le lieu de la solitude, le champ où l’on peut livrer bataille et celui où l’on peut conquérir la paix qui est la victoire des victoires !

Quel peuple persécuté s’est-il ménagé un pareil refuge ? Un refuge à la fois austère et charmant, fait de feuillages durs et de roches arides, mais aussi de cours d’eau bouillonnant à l’abri de feuillages tendres ? Quel peuple a-t-il choisi un Désert pareil pour en faire son temple, et quel autre temple, fût-ce la plus somptueuse des cathédrales ou la plus émouvante des chapelles romanes, a-t-il la majesté de nos solitudes ? Oui, qu’allons-nous chercher dans ce Désert et comment en avons-nous fait la découverte ?

Pour moi, c’est quelques années avant la première grande guerre de notre siècle que, pour la première fois, je suis allé au Désert. Je devais avoir alors dix ou onze ans, mais ce n’est pas ici, devant les châtaigneraies du Mas Soubeyran, devenu pour nous, maintenant, le désert par excellence, le Désert des Déserts, oserais-je dire, que j’ai fait cette découverte. En ces temps là, aller d’un bout à l’autre des Cévennes était un long voyage, difficile et coûteux, trop coûteux pour la petite bourse des miens. C’est donc tout à côté du Vigan, où habitait ma grand-mère et où il m’a été donné de faire alliance avec le monde et la vie que, pour la première fois, je suis allé au Désert.

Le Désert de mon enfance était situe à côté du petit village d’Aumessas, et je ne saurais affirmer, comme j’ai tendance à le croire, si c’était à l’endroit même où, au printemps de l’année 1742, une assemblée fut surprise, au col des Mouzoules. Avertis par un traître qui devait payer sa trahison de sa vie, les dragons firent prisonniers trois pauvres malheureux qui moururent " à la peine ", selon l’expression consacrée, sur leur banc de rame, quelques mois après leur envoi aux galères. Comme pour faire preuve de leur vaillance, les dragons s’emparèrent aussi de huit femmes, moins agiles que les hommes à foncer à corps perdu dans les fondrières. Elles furent emmenées à la Tour de Constance où la plupart d’entre elles se consumèrent, misérables et rayonnantes de joie, jusqu’à l’heure de leur mort. Les valeureux dragons de Louis XIV firent aussi prisonnière une nourrissonne de six mois, la petite Catherine, fille de la Gouttette du Vigan, qm resta cloîtrée seize ans dans la Tour avant d’être rendue à la liberté. Quelle jeune prisonnière commença sa vie par une aussi longue détention ?

Si je ne peux préciser exactement le lieu de cette assemblée où je fus conduit par ma grand-mère, il me semble le revoir encore comme s’il était toujours devant mes yeux. C’est une pente en forme de conque, ombragée par des châtaigniers, une pente douée, recouverte par une toison mitée d’herbes courtes, rase et jaune, qui me donne à penser que nous devions être dans les derniers jours de l’été.

Je n’avais pas encore l’âge où l’on peut entendre, au fond de soi, une voix vous demander : " Qu’allais-tu voir au Désert ? ". Je n’étais rien venu chercher sous l’ombrage de ces châtaigniers et, pourtant, j’y avais déjà trouvé quelque chose. Ce que je venais d’y découvrir, c’était une poésie faite de contemplation et négation, née de la rancœur d’âmes molles qui semblent ne pas pouvoir supporter l’exemple des âmes fortes. Ces gens parlent en notre nom, avec les moyens les plus puissants et les plus modernes, et leur voix ressemble à celle d’une des trompettes de l’Apocalypse. Ils ont en détestation tout ce qu’ont accompli nos pères et l’on croirait qu’ils se sont donné pour tâche de faire oublier leur mémoire. Il y a quelques dimanches j’écoutais devant l’écran de la télévision, un de ceux qui se consacrent à cette entreprise. Il émettait quelques plaisanteries qui se voulaient fines, sur nos ancêtres mangeurs de châtaignes, sans avoir l’air de se souvenir qu’ils se sont nourris aussi de la lecture’ quotidienne des Écritures et ont réglé leur vie sur leur enseignement. En cette année qui, de façon un peu ridicule, se prétend l’année de ta femme, alors que chaque année doit être l’année de nos compagnes et non pas une seule, comme par hasard et de temps en temps, nous avons entendu les mêmes personnages sacrifier à la mode, mais s’ils ont parlé de bien des choses, et même du M.L.F., ce que nous ne leur reprocherons pas, ils ont oublié de dire un mot, fût-ce un seul, sur cette petite communauté aussi évangélique que le fut celle des apôtres et qui a siégé pendant un demi-siècle dans la haute salle de la Tour de Constance. Pas un mot pour Marie Durand et pour ses compagnes ! Pas un mot pour l’exemple qu’elles ont donné ! O pauvre Église qui n’est plus l’Église de la mémoire ! mais l’Église de l’oubli !

Pourquoi ces porte-parole infidèles ne sont-ils pas capables de parler aussi noblement que le font tes Juifs, quelques minutes avant eux, quand ils rendent hommage à ceux qui furent les gardiens de leur foi ? Ces gens, qui prétendent parler au nom de la communauté protestante de France, devraient être ici, au milieu de vous, parce que nulle part on ne peut trouver une réunion qui témoigne aussi ardemment de ce que fut et de ce qu’est toujours l’esprit de la Réforme. Ils y seraient si vous étiez un de ces vagues rassemblements où l’on peut trouver cet esprit comme on trouve l’alouette dans le pâté de cheval. Un cheval, une alouette ! Mais, à ma connaissance, ils n’y sont jamais ou guère venus, et si, par hasard, cette année, ils y sont - une fois n’est pas coutume - je leur dis mes regrets d’avoir parlé comme je viens de le faire. Mais s’ils n’y sont pas, ce que j’ai dit est bien dit ! Naturellement, c’est en mon nom personnel due je parle et que je vais prolonger mon propos.

Je pense que les Protestants qui ne sont pas chez eux au Désert, ne peuvent être que des liquidateurs de la Réforme. Car la Réforme ne peut se nourrir de regrets de ce qu’elle est et de ce qu’elle a fait. Comment pourrait-elle avoir honte d’avoir été une Résistance ? Certes, nous ne pouvons que nous réjouir d’être aujourd’hui au-delà des temps de disqualification que nous avons connus pendant notre enfance. Si l’on accepte de ne pas nous rejeter dans les ténèbres extérieures, on peut compter sur notre affectueuse amitié. Mais nous sommes nombreux à ne pas être prêts à dire : " Je me réunis ! " comme n’ont pas voulu le dire nos Anciens qui ont souffert dans les prisons et sur les galères.

Détournons-nous de ceux qui n’ont pas la force de garder intact le mouvement qui anime l’esprit de la Réforme, depuis des siècles. Ils ne sont que les artisans d’une grande occasion perdue. Notre nouvelle traversée du Désert, ce ne sont pas eux qui nous forcent à la faire. Cette nouvelle épreuve a sa source dans les conditions de vie du monde moderne dans le dépeuplement de nos montagnes et de nos vallées, la ruine de notre économie séculaire, nos magnaneries silencieuses, nos filatures fermées, nos mines où ne descendent plus les mineurs... Tous ces malheurs matériels ne menacent pas seulement notre petite communauté, mais l’humanité tout entière. Cet effondrement des conditions matérielles de la vie pourrait sans doute être facilement surmonté s’il ne s’accompagnait de profondes perturbations des valeurs morales sans lesquelles nous ne pourrions plus chercher ce que nous avons cherché depuis des siècles. Il n’est d’autres recours contre tous ces dangers que dans la lucidité de l’esprit et dans la force de l’âme !

En terminant, je voudrais évoquer la haute figure du Pasteur Boegner, dont je fus l’ami et le confrère. L’année où nous avons célébré la mémoire des prisonnières de la Tour de Constance, il m’a dit qu’il était trop las pour se joindre à nous, mais qu’il s’efforcerait de venir au Désert, ici même, où beaucoup d’entre vous ont pu le voir et l’entendre, à bout de forces, mais toujours présent d’âme et d’esprit, peut-être même plus présent qu’il ne l’avait été au cours de son existence. C’est donc au Désert qu’il a choisi de venir lier sa dernière gerbe. J’avais admiré, pendant ses dernières années, les visites pastorales que cet homme, comblé de travaux et d’honneurs, tenait à faire fidèlement aux paroisses les plus perdues de nos montagnes. Quelques dizaines de fidèles, toujours aux confins du Désert, c’était assez, à ses yeux, pour justifier de longs et pénibles voyages. Bien souvent, le jeudi, quand nous nous retrouvions à l’Académie, il me disait les noms des villages qu’il venait de visiter. Puis-je ajouter, sans manquer à la modestie, qu’il me parlait alors bien souvent des livres que j’écrivais sur la période qui fut celle des Églises sous la croix, succédant à la période des Églises sous le glaive. J’entends encore sa voix : " quel service vous rendez au protestantisme français, en redonnant vie à ce qui s’est passé alors. Ces livres que vous nous donnez, c’était vraiment le moment de les écrire ! ". Excusez-moi d’avoir évoqué ce souvenir. Je ne l’ai fait que pour confirmer l’importance que cette âme vraiment œcuménique accordait à ce qui fut l’Esprit du Désert. Au moment de le quitter, il me semble apercevoir, derrière sa silhouette familière, la longue lignée de ceux qui trouvèrent force et soutien dans cet Esprit, de tous ceux qui, au Désert, ont rencontré l’Éternel, les Rabaut, les Durand, les Brousson, tes Vivens... et aussi les combattants du temps de la grande épreuve, Cavalier, Castanet et, devant nous, Roland, sur le seuil de sa maison.

André CHAMSON de l’Académie française.